La présidence française devrait être l’occasion d’une petite révolution tranquille : pour la première fois, l’Union européenne va s’occuper de ses citoyens, et d’abord de ses citoyens. Qu’entendre par là ?
La construction européenne a commencé par un marché commun. Puis, traité après traité, elle a élargi ses ambitions et son champ de compétence, notamment pour faire face aux problèmes nouveaux posés par sa propre réussite.
Pourtant, cinquante ans après, alors que l’intégration économique est allée jusqu’à la fusion des monnaies nationales, l’union des peuples et des citoyens reste balbutiante. L’espace des citoyens en est encore au stade où en était celui de marchandises avant l’Acte unique de 1985 : les frontières sont abolies mais d’innombrables obstacles rendent difficile une vie harmonieuse dans cet espace commun.
La « préférence européenne » est une réussite incontestable en matière de commerce extérieur : en moyenne, chaque pays européen fait les deux tiers de ses échanges avec ses partenaires de l’Union. La situation est contraire pour « l’Europe des Hommes » : parmi les étrangers, dans la plupart des Etats membres les non européens sont deux fois plus nombreux que les Européens ; la proportion est identique pour les mariages binationaux ; malgré le succès d’Erasmus, les échanges universitaires sont plus nombreux avec les autres continents qu’entre Européens ; les grands médias nationaux consacrent plus de temps d’antenne à la seule politique américaine - sans parler du reste de la politique internationale – qu’à la politique européenne.
Cette situation s’explique parfois par l’insuffisance de la loi communautaire : la législation européenne sur la coordination des régimes de sécurité sociale actuellement applicable date de plus de trente-cinq ans (1971), période pendant laquelle le concept même de sécurité sociale a été profondément bouleversé. Mais, plus souvent, c’est la mauvaise application des textes qu’il faut mettre en cause. La simple information sur le droit communautaire laisse dramatiquement à désirer : le citoyen européen non initié doit manier une baguette de sourcier pour dénicher de minces filets d’information, ignorant qu’un véritable océan est à sa portée. Mais un océan resté inconnu. Les institutions européennes, les administrations nationales et territoriales, les organisations consulaires, les associations spécialisées ont créé des dizaines de sites internet et des centaines de points de contact, dans un grand désordre, et sans atteindre la plus grande partie des personnes véritablement intéressées.
Quant au traitement des dossiers individuels, les témoignages recueillis, tant auprès des représentants des étrangers en France qu’auprès des Français de l’étranger montrent que, partout, les Européens vivant dans l’Union dans un pays différent de leur pays d’origine rencontrent d’innombrables problèmes administratifs. Ainsi, la suppression de l’obligation de la carte de séjour a créé plus de problèmes qu’elle n’en a résolus. Le remboursement de frais médicaux se fait dans des conditions erratiques. Dans plusieurs pays, dont le nôtre, l’immatriculation de voitures achetées à l’étranger se heurte à des formalités décourageantes. De façon générale, les services compétents dans le pays d’accueil donnent souvent l’impression d’être mal informés eux-mêmes, ou d’interpréter le droit communautaire de façon à favoriser leurs propres nationaux contre « l’Etranger ».
Enfin, il y a un immense domaine, essentiel pour la vie des personnes, qui échappe presque complètement au droit communautaire : c’est le droit civil et, en particulier, le droit familial. Toute occupée par la libre circulation des travailleurs, l’Union a sous-estimé les conséquences humaines de sa réussite historique – la paix « perpétuelle », soudain réalisée sur le continent : les voyages, les migrations, les rencontres favorisent les liens, les projets communs, les échanges, et même la vie en commun, les mariages, les contrats, y compris familiaux. Or, le droit civil en général, et le droit de la famille en particulier, sont considérés comme intimement liés à l’histoire et à la culture de chaque pays. C’est donc un domaine où l’on a toujours considéré que la subsidiarité devait s’imposer de manière jalousement exclusive. Refusant catégoriquement l’harmonisation des droits nationaux, l’Union s’emploie ici à assurer une dose de reconnaissance mutuelle des lois, décisions et actes nationaux, et se concentre essentiellement sur la solution des conflits de droit.
Résultat : dès que deux pays ou plus sont en cause, les unions libres, évidemment très nombreuses, les mariages ou contrats civils entre homosexuels, les transmissions de patrimoine, la garde des enfants en cas de séparation des parents, les cas d’incapacité peuvent se heurter, tantôt à une absence de toute solution juridique, tantôt à des conflits de droits ou de juges que les règlements communautaires actuels ne parviennent pas toujours à trancher.
Pour la première fois dans l’histoire de l’Union européenne, les grands dirigeants seront amenés à se pencher sur les humbles problèmes de la vie quotidienne des Européens : la présidence française a décidé de faire de ceux-ci l’un des grands thèmes du second semestre 2008. L’expérience montre qu’il va falloir innover, dans la méthode même, dans les procédures, dans l’esprit : les droits de la personne ne s’instituent ni ne s’appliquent comme les règles du commerce.
Vis-à-vis de ses citoyens, l’Union européenne a suscité plus de rêves que de projets, plus de projets que de lois, plus de lois que d’applications concrètes. Il est temps de partir des réalités pour concevoir des politiques et des lois plus adéquates, au risque de revoir quelques projets et quelques rêves.
Alain Lamassoure
Député européen
Chargé de mission du Président de la République sur l’Europe des citoyens
La fondation